Il avait fallu d’un seul signe de tête pour qu’ils se mettent d’accord et se retrouvent en dehors du manoir. Si Keira avait tenté de remettre ses pensées en place et éviter tout contact avec Caleb, elle devait se l’avouer : elle en avait envie. Leur baiser échangé le lendemain de leur arrivée avait bousculé les plans de la jeune fille qui n’avait jamais pensé voir son ami comme « plus », aujourd’hui, elle ne comprenait plus ce qu’elle ressentait ni si elle ressentait vraiment quelque chose. Il était présent depuis sa plus tendre enfance, il était celui vers qui elle se tournait lorsqu’elle avait besoin d’échapper à la pression et si parfois, ils s’étaient perdus de vue, ils s’étaient retrouvés à chaque fois dans des moments tendres et sincères. La cohabitation récente avait mis à mal la patience de Keira qui se demandait s’il ne s’agissait pas d’une erreur ou simplement du résultat d’un ailleurs, d’une pression, d’une idylle de voyage ou simplement d’une attirance physique. Elle ne pouvait pas jouer avec lui et perdre ces moments si importants pour elle, Keira avait besoin de Caleb dans sa vie et elle le savait, elle l’avait compris, il était devenu son nouveau pilier, celui qui avait acquis toute sa confiance et qui pouvait devenir comme un meilleur ami. Mais il avait suffi d’un regard et d’un signe de la tête pour qu’ils se retrouvent un peu plus loin dans le salon, il avait fallu un sourire et la douceur de sa voix pour qu’elle accepte de le retrouver un peu plus tard à la sortie du village pour mettre en place leur plan : ils avaient parlé de chercher un trésor et sur le ton de la plaisanterie, ils se mettaient désormais en route pour s’amuser. « Tu ferais quoi, avec un tel trésor ? » Elle jeta un œil aux alentours puis fixa son regard sur la silhouette de Caleb avant de reporter son attention sur le chemin sinueux qu’ils empruntaient « Il parait que ces cascades sont les plus belles du pays ! » Elle n’avait pas encore eu l’occasion de les voir en vrai mais était certaine qu’elles lui plairaient et était heureuse de pouvoir découvrir de patrimoine naturel avec l’aiglon.

C’était comme quand ils avaient six ans et qu’elle lui attrapait la main pour s’enfuir loin des éclats de voix et du clapotis des verres qui s’entrechoquent. Transparents aux yeux des adultes, juste le monde de l’autre, celui qu’ils s’inventeront cachés sous une table ou dans la pénombre d’un coin de mur. Au creux de son oreille, elle entend sa voix lui chuchoter une histoire, elle sourit et elle reprend sa main, pressant le pas pour sentir l’air frais sur son visage, elle savoure cette liberté offerte et les étoiles lui montrent l’infini d’un univers qu’elle ne connait pas encore, enfermée dans sa cage dorée. C’était comme quand ils avaient dix ans et qu’un regard les emmènent à l’aventure, de nouvelles histoires et l’envie de s’évader, toujours. Elle savoure sa présence à ses côtés et cette soif d’aventure qu’il fait naitre, les imagine tous les deux découvrant le monde qui s’ouvre à leurs pieds. Jusqu’à ce que les murs d’un château viennent les enfermer dans une nouvelle vie. Séparés par des étages bien trop importants, par des couleurs qui les forgent, par un entourage qui les ignorent, ils finissent pas abandonner ces rêves et se retrouvent plus sereinement autour d’un verre partagé, quittant quelques instants les regards insistants des adultes forgeant leur avenir entre l’entrechoque de deux verres. A nouveau, leurs regards se sont croisés et si les derniers mois les a vu se rapprocher, s’ils ont partagé plus qu’une histoire et une soif de liberté, l’Islande aura révélé bien plus qu’ils ne pouvaient le deviner. Lorsqu’elle sentait le regard de Caleb posé sur elle, les frissons la parcouraient désormais, plus ceux de la fraicheur de la nuit admirant leur fugue mais bien ceux d’une émotion nouvelle qu’elle préférait taire pour ne jamais souffrir.
Ce jour-là, elle avait six et dix ans à la fois, elle avait envie de fuir et il avait suffit d’un regard pour qu’ils se comprennent alors, le rendez-vous était donné. Loin du brouhaha de la grande salle qui lui rappelait les soirées au manoir, elle respirait à nouveau et, troublée par la présence de Caleb, elle concentra son attention sur leur quête de trésor. La bonté de l’aiglon la toucha et lorsqu’il retourna sa question, elle réfléchit un long moment. Elle n’avait jamais pensé à ce qu’elle ferait d’un trésor qui lui était personnel, elle n’avait jamais imaginé vivre autrement qu’avec la fortune qui lui serait léguée le jour où elle quitterait le nid, poursuivant naturellement la lignée de parfaits sorciers. Si naïvement, elle avait rêvé en grand de voyages et de découvertes, au fond, elle savait qu’elle serait bien trop lâche pour ne pas faire ce qu’on lui dirait. Elle haussa les épaules et finit par avouer « Je n’y ai jamais pensé … » Mais tout à coup, elle savait alors, confiante, elle se confia « J’achèterais ma liberté » Elle haussa encore les épaules, comme pour signifier que cela n’était rien et qu’elle n’avait pas envie d’épiloguer. L’enthousiasme nouveau de Caleb la fait sourire et elle l’écoute, les yeux brillants, elle était heureuse de pouvoir partager ce moment-là avec lui et de découvrir le monde à ses côtés. Comme s’ils étaient connectés, il se mit à parler du futur et de son envie de devenir briseur de maléfices, un métier passion qui l’amènerait sur les routes. Emportée par le bonheur communicatif du jeune homme, Keira ne pu qu’aller en son sens et, plus fort qu’elle ne le pensait, elle s’extasiait « Oh comme ce serait chouette de partager ces voyages avec toi ! » Elle rougit légèrement et lâcha la main chaude qu’elle venait d’attraper et resta muette durant les quelques minutes qui les séparaient des cascades. Devant le spectacle que leur offrait l’Islande, elle cessa de respirer « C’est magnifique » souffla-t-elle. Et, jetant un œil sur sa droite, se rendit compte qu’effectivement, elle serait heureuse de partager le monde à ses côtés et non plus un bout de jardin une fois la nuit tombée.

Liberté. Concept encore beaucoup trop abstrait pour Keira qui n’imagine pas une vie autrement que celle qu’elle a aujourd’hui. Si elle a longtemps rêvé de pouvoir et de réussite professionnelle, la naïveté du jeune âge avait laissé place aux principes de l’éducation qu’elle avait reçue. S’il avait été question un temps de fiançailles, les secrets détenus par sa famille avaient convaincu tout le monde de lui laisser le temps qu’il lui fallait pour se ranger. Keira n’échappait que de peu à son sort et elle n’était pas prête à renoncer à la fortune familiale pour une liberté qui lui faisait peur. Elle avait bien touché du doigt à quelque chose qui y ressemblait alors que son cœur battait à tout rompre dans la salle obscure du cinéma londonien, les lèvres au gout sucré du popcorn qu’elle avait dévoré. Elle avait cru être libre alors qu’elle avait passé l’été loin des siens, à découvrir le monde et l’envie de l’autre. Et elle savourait la liberté que lui offraient les doses d’alcool qu’elle ingurgitait lors de soirées pour oublier combien sa vie serait misérable loin des murs du château. Alors, si ce jour-là, elle rêve de liberté, elle ne sait pas vraiment de quoi elle parle, ni vraiment ce qu’elle a envie de découvrir du monde. Pourtant, Caleb semble, lui, bien certain de ce qu’il souhaite et peut-être sa fuite a été rimée par cette liberté chérie. « J’ai toujours l’impression d’être libre, quand je suis avec toi » Et ses pensées partirent loin dans le passé, alors qu’ils s’amusaient loin des principes, quand ils s’envolaient loin dans la pénombre, fuyant le brouhaha des conversations mondaines. Soudain, elle s’exclama « Oh tu te souviens ! » Elle s’arrêta quelques instants pour faire face à Caleb, lui raconta un souvenir qu’ils avaient partagé enfants « Cette tarte au citron qu’on a dérobé une fois, j’en ai été malade le lendemain ! » Elle avait eu la nausée et n’en avait plus jamais mangé, mais c’était ça aujourd’hui, le gout de la liberté pour Keira.

Les voyages avaient pris une part importante dans leur conversation et ils s’imaginaient en partager un bout et elle souriait. Elle avait envie de découvrir le monde et remplir un carnet entier d’études en tout genre, peut-être même, elle ouvrira une serre personnelle pour prendre soin de chacune des boutures qu’elle aura rapportées, chérissant les souvenirs exotiques qui lui donneront cette bouffée d’air dont elle aurait besoin à ce moment-là. Mais c’est une chaleur toute particulière qui l’éveillait ce jour-là, une chaleur qu’elle avait ressenti plusieurs fois ces derniers jours et dont elle n’arrivait pas à se passer. Ses doigts se glissèrent doucement entre deux de Caleb et alors, leurs mains entrelacées se serrèrent comme une douce promesse. Le paysage les laissa silencieux quelques instants avant qu’elle ne tourne légèrement le visage vers la silhouette de son ami. Elle sourit alors qu’il semble la fixer depuis plusieurs minutes, ses yeux brillent à l’évocation de ce nouveau souvenir qu’ils partagent. Elle hoche la tête et rêveuse, se tourne à nouveau vers les cascades qui l’hypnotisent. « Je te suis ! A cette nouvelle aventure ! » Elle respira un grand coup alors qu’elle s’avançait doucement vers les cascades aux côtés de Caleb. A cet instant, elle n’avait aucune envie d’être ailleurs.

Si seulement, elle osait croire aux chemins croisés, alors, elle verrait dans le regard de Caleb qu’il était simplement la clé de ce futur qui ne lui apparaissait que brumeux pour le moment. Elle ne penserait à rien d’autre qu’à lui tenir la main pour découvrir le monde s’ouvrir à ses pieds, loin des secrets et des mensonges, elle verrait là, la personne qu’il lui fallait pour sentir battre son cœur à tout rompre. Mais elle était ailleurs, en Islande, et elle imaginait qu’au retour dans leur vie ordinaire, leurs regards ne seraient plus les mêmes, que leurs envies changeraient et elle savait, qu’alors, elle aurait le cœur brisé et elle ne se sentait pas prête à l’avoir à nouveau. Tout juste remise de trois années de ruptures et d’espoirs. Jusqu’à l’été précédent, il n’y avait eu qu’Arthur, il avait hanté ses pensées pendant de nombreuses semaines avant de pouvoir savourer les premiers émois d’adolescents, il n’y avait eu que lui, même longtemps après leur rupture. Son cœur avait été meurtri et abimé et si aujourd’hui, elle riait plus souvent, elle pensait que sa liberté résidait dans cette vie-là, ne plus attendre qui que ce soit.  Ce qu’elle ne voyait pas Keira, c’est combien l’aiglon à ses côtés s’était insinué dans ses pensées solitaires, c’est cette robe bleue qu’elle porterait lors du bal prochain pour lui et personne d’autre, c’est cette envie irrépressible de l’embrasser, à nouveau pour sentir ces papillons danser dans son ventre, comme l’impression de manger tout un tas de fizwizbiz. Si leur périple avait des allures de promesses et d’aventures, il était l’occasion parfaite pour s’échapper et créer des souvenirs qu’eux seuls pourront partager. Elle restait silencieuse alors qu’il lui avouait vouloir passer plus de temps ensemble, parce que si elle avait répondu, elle lui aurait simplement demandé d’attendre et de profiter de ce qu’il avait. Elle gardait le silence aussi quand il lui avouait être lui-même. Parce qu’elle ressentait la même chose, aucun jugement et ce bonheur qui la faisait rire à gorge déployée si elle le voulait, comme ce fut le cas alors qu’ils partageaient des souvenirs d’enfance partagés.
Face aux chutes, elle resta stupéfaite, c’était l’endroit parfait pour partager ce moment avec Caleb et s’ils s’aventurèrent un peu plus loin, tout près des cascades, assez pour sentir l’eau gelée s’échapper et venir s’écraser sur leur peau et, brisant le silence, Caleb lui reparle de ce moment désormais précieux. Elle sourit alors qu’elle se revoit dans les bains chauds, son estomac se serre alors qu’elle repense à la sensation de ce baiser partagé, aucun des deux n’est le premier à avoir fait le pas, il est arrivé parce qu’ils en avaient tous les deux envie. Et comme une invitation, il lui avoue simplement avoir très envie de recommencer, un nouveau sourire et son regard plongé dans celui de l’aiglon, cette fois, elle n’attend aucun geste ni réponse. Keira se hisse légèrement sur la pointe des pieds pour venir, d’abord, effleurer ses lèvres des siennes. Ne détachant pas ses doigts de ceux de Caleb, elle lève son autre main pour venir se glisser tout contre sa mâchoire avant de prolonger le baiser pour qu’il ne devienne plus seulement léger et sucré, mais empli d’un désir brulant. À ce moment, plus rien n’existait d’autre que cette proximité et la réponse à leur attirance, persuadée qu’elle ne ressentait rien de plus fort et qu’en dehors des paysages romantiques dans lesquels ils étaient plongés, elle pourrait facilement ne plus répondre à ses désirs.

fin